Le régime auxiliaire de la photographie.

Dans son célèbre recueil « Sur la photographie » Susan Sontag classait grossièrement les types de photographes en deux catégories : Celles et ceux qui tentent de mettre de l’ordre dans le chaos du monde et les autres qui traduisent ce chaos dans leurs images.
 
Si cette définition est certainement incomplète et réductrice ( on peut y ajouter par exemple les photographes que le monde extérieur n’intéresse pas), elle reste néanmoins opérante pour élaborer une ébauche de typologie des images.
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Olguéni Gustave. 24 ans, né à Sala (Suède) le 24-5-69. Artiste-peintre. Anarchiste. 14-3-1894.
Parmi ces types d’images, j’évoquerai celles qui mettent de l’ordre dans le visible. Parmi celles-ci il va de soi, que les images de Berthillon en sont l’exemple le plus frappant à mes yeux. Par la volonté du savant de l’identité judiciaire français, c’est un champ immense d’exploration qui s’est ouvert à la tentation normative de l’image.
Ce champ normatif avec ses règles, ses protocoles d’étude qui mettent en boîte des parcelles de visible ont pu avoir plusieurs usages. Parfois, les images établies de personne ont pu servir à retrouver des disparus. D’autres fois, le plus souvent, c’est surtout à fixer le visage d’ennemis de l’ordre public défini par la loi en cours que cette classification a pu servir.
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Schrader Minna, Appoline. 19 ans, née à Paris XIe. Sculpteur. Association de malfaiteurs. 24/3/1894.
Lorsque la photographie participe de la protection des biens et des personnes, elle doit pour ce faire endosser pleinement l’esprit des lois en cours et ce au-delà de toute considération morale personnelle.
Dès lors, il est aisé d’apercevoir le risque pour la photographe de basculer dans un régime d’auxiliaire de justice ou de police. Il n’y a qu’à voir à quel point le champ lexical policier irrigue celui de l’image, on y questionne, on y interroge, on y traque, on y interpelle etc. Le visible y est suspect par nature.
 
Il ne fait guère de doute que pour ainsi dire, un photographe du troisième Reich ou de la Coloniale œuvrait chacun dans un cadre légal établi qui justifiait pleinement leurs interventions. Les questionnements d’ordre moral sur leurs pratiques ne naîtront que bien plus tard pour la plupart.
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Charrié Cyprien. 26 ans, né le 7/10/67 à Paris XVIlle. Imprimeur. Anarchiste. 2/7/1894.
Parfois ce basculement semble se faire à bon escient. Un exemple récent à ce propos m’a frappé en visitant l’exposition consacrée à Susan Meiselas au Jeu de Paume. (voir article ici)
La dernière salle de l’exposition présente des travaux récents réalisés par la photographe américaine  au Kurdistan. Elle y établit une sorte de « mémorial » des charniers et des victimes kurdes de Saddam. Certaines de ces images et des vidéos ont servi aux tribunaux jugeant ces massacres.
 
Bien sur il ne s’agit pas de remettre en cause la bonne foi ni la sincérité de la photographe, là n’est pas le sujet. Que ces images servent la justice pourquoi pas. C’est la présence de ces images désormais de justice dans le corpus exposé qui est troublante.
 
Là où Susan Meriselas ne cesse de s’interroger sur les conditions de réception de ses images, il est très étonnant de la part de la photographe américaine que le fait d’œuvrer ici en auxiliaire de justice ne soit pas justement questionné ou du moins mis à distance.
Dès lors que la morale et l’éthique n’ont rien à voir avec la justice et la loi, un usage de l’image adossé à une justice collective soumises à des règles mouvantes et qui nous échappent est un fait troublant.
Cela représente aussi un risque pour l’usage normatif de ce type d’images et toutes les autres pour aujourd’hui et pour demain.
Toutes les images d’anarchistes sont de Berthillon et trouvées ici