Corps noirs et visages pâles

Benjamin Stora : « L’image nous renseigne plus sur la société qui la regarde que sur elle-même » (propos recueillis par Michel Guerrin), Le Monde 23/04/2001.

Le corps noir n’existe que par le regard. Et on en voit beaucoup actuellement. Cette moisson d’images est aujourd’hui amplifiée par la possibilité offerte à chacun de réaliser et de diffuser ses propres images qui seront parfois reprises par des canaux de diffusion plus larges.

Dans l’article qui suit j’aborderai quatre types d’images vues et collectées ces derniers jours et je tenterai d’en analyser l’intericonicité, leur intertextualité avec des images issues de l’imagerie coloniales. Cette analyse a pour but de dégager des survivances et des ruptures des codes visuels de la représentation des corps noirs hérités de la période coloniale.

1/ A intervalle très régulier, des noirs américains sont tués ou violentés pas la police de leur État. Le souvenir le plus ancien que j’en ai c’est passage à tabac de Rodney King en 1991 qui a déclenché des émeutes à Los Angeles.

Certes, la multiplication des canaux permet d’être informés plus largement et précisément de ces évènements tragiques.
Ironiquement ces images remuent un fond refoulé de déni à l’égard des violences racistes bien de chez nous aussi. il n’est toutefois pas certain non plus qu’une diffusion amplifiée soit le signe d’une recrudescence des violences, mais peu importe.

Il est difficile de savoir pourquoi telle violence suscite plus de réaction que telle autre. Peu importe probablement. C’est un fait que la vidéo quasi en direct de Floyd expirant sous le poids d’un policier à Minneapolis a suscité une vague de réaction quasi mondiale. Cette vague d’indignation produit à son tour une avalanche d’images, fixes et vidéo, qui relatent toutes sortes d’événements de protestation consécutifs au meurtre de Floyd : Émeutes, manifestations, pillages, incendie, genou à terre de policiers et de manifestants etc

Parmi ces images, quelques unes ont des allures de scène anthropologique tant elle établissent un type bien particulier de manifestants en situation. Celui du corps noir dénudé et en tension.

Les scientifiques racialistes, des artistes aussi, les innombrables photographes colonialistes ont œuvré à déterminer ces codes de représentation. Ainsi par exemple, la sculptrice Hoffman qui a réalisé les bustes en bronze de l’exposition de vulgarisation scientifique raciale  » Races of Mankind » en 1936 déclarait à propos de sa sculpture d’un type hawaïen :  » saisi dans un moment d’action extrême – l’impression d’équilibre et de vitesse étant suggérée par la position des bras et l’expression intense du visage. Si j’avais essayé de le faire poser, j’aurais perdu l’essence de ce qui constitue précisément son individualité raciale. » Ce n’est qu’un bref exemple de tout ce que la littérature racialiste de l’époque pouvait produire de poncifs sur la représentation des corps noirs.

Une scène anthropologique est constituée nécessairement par celui ou celle qui voit, celui ou celle qui est vu ainsi que de l’ensemble de la réalité objective qui entoure la scène. Parmi quelques unes des images que je vois et qui attire mon attention, il y a celles ou le corps noir est constamment fixé dans un moment de tension extrême. Ill est souvent jeune et plus ou moins dénudé. Une image de force brute qui s’oppose au racisme. Tel semble être le message simpliste de ces images.

Je ne pousserai pas plus avant la comparaison entre anthropologue et photographe, néanmoins je songe à un autre anthropologue qui déclarait à ses collègues sur le point d’aller explorer les quatre coins du monde, « n’oubliez qu’ils sont comme ça parce que vous êtes là ». Autrement dit, il est probable qu’en présence de photographes certaines scènes de manifestation se muent en espace de protestation théâtralisée. L’efficacité des images en font un type d’images très recherché en une des journaux et sur les réseaux sociaux.

Outre une certaine complaisance de la part des producteurs d’images et probablement chez certains manifestants, la persistance de ce type d’images est aussi un signe tangible de la persistance des structures racialistes globales bien ancrées le cadre général de la production d’image d’actualité. Et bien sûr au-delà hélas.

2/ Comment ne pas questionner la représentation du corps noir dans l’espace public ; Comment celui ci est rendu visible dans un espace public alors qu’on sait qu’il y est plus exposé et soumis à de rapports de force et de domination, notamment avec notamment les forces de l’ordre.

On le sait, pour un jeune homme noir et jeune de surcroît la probabilité de se faire contrôler par la police est plus élevée.

Voici un échantillon des images stéréotypées des corps noirs dans des manifs soit à Paris ou aux États-Unis. Le tropisme pour le torse noir musclé de l’homme noir renvoie de manière explicite à son exotisation érotisante à l’œuvre dans l’imagerie coloniale.

« Le pouvoir s’est avancé dans le corps, il se trouve dans le corps même » disait Michel Foucault.

L’invention de la photographie coïncide avec les débuts de la colonisation. La fabrication, l’exploitation et la diffusion de photographies est une des dimensions de l’entreprise coloniale qui a construit des codes de représentation pour asseoir son pouvoir et pour légitimer sa présence.

La persistance d’éléments visuels et idéologiques héritée du regard colonial : son exaltation de la force brute et sauvage du corps noir notamment, sa réification du corps de l’autre, est troublante dans ces images,

Ces images sont bâties en fonction de normes esthétiques coloniales, ce qui ne veut pas pas dire qu’elles sont coloniales où qu’elles expriment un point de vue colonial. Simplement, le référent visuel de ces images est un référent colonial et racialiste.

Comme disait Sarte, croire ou ne pas croire en Dieu revient au même, Dieu demeure le référent principal du questionnement. Or, pour ces photographies, le référent visuel colonial est omniprésent,

Pourtant, j’en suis persuadé, les principaux protagonistes : les photographes et les personnes photographiées ainsi qu’on l’espère une majorité des regardeurs ne sont pas soupçonnables d’un quelconque racisme.

Il s’agit en vérité d’une reconduction involontaire d’une certaine imagerie qui conserve une solide part historiquement raciste mais qui voudrait simultanément en renverser le signifié.

C’est une opération délicate. Il est impossible de renverser le sens d’une image sans en évoquer, même implicitement, le sens originel. De là cette persistance et cette reproduction des signes reconnaissables.

Il y a certainement aussi une part de mise en scène de soi de la part des protagonistes. Se poster en tête de cortège et souhaiter attirer l’attention sur soi pour de bonnes raisons a son importance.

Les photographes reporters présents sur place sont là pour produire des images qui seront vendues aux journaux et médias, Il faut nourrir la boucle commerciale et fournir des images qui attirent l’attention. Or, le plus souvent, ce sont les images dont nous avons déjà les codes en tête qui vont attirer notre regard.

Dans un court essai à propos d’un livre de Leni Rifensthal « The Last Nuba » en 1974, Susan Sontag propose une définition de l’esthétique fasciste :« Ce qui distingue la version fasciste de la vieille idée du Noble Sauvage, c’est son mépris pour tout ce qui est réflexif, critique et pluraliste. Dans le recueil de Riefenstahl sur la vertu primitive, ce n’est guère – comme chez Levi-Strauss – la complexité et la subtilité du mythe primitif, de l’organisation sociale ou de la pensée qui sont vantées.

Riefenstahl se souvient fortement de la rhétorique fasciste lorsqu’elle célèbre la façon dont les Nuba sont exaltés et unifiés par les épreuves physiques de leurs matchs de lutte, dans lesquels les «hommes Nuba « gonflés et tendus », « d’énormes muscles exorbités », se jettent mutuellement au sol – des combats non pas pour des prix matériels mais «pour le renouvellement de la vitalité sacrée de la tribu».

Comparaison n’est pas raison, néanmoins l’on observe dans ces images des continuations de certaines caractéristique qui relèvent d’une esthétique identique ou du moins assez proche que celle décrite par Sontag : Les corps gonflés et tendus, la primauté de la figure masculine, l’exaltation de la vitalité sacrée.

Ces signes persistants sont ici mis en avant et utilisés à des fins d’émancipation, tout l’inverse de l’imagerie fasciste ou coloniale. Il est d’autant plus troublant que ces deux propositions visuelles contradictoires, l’une d’asservissement et l’autre d’émancipation et de révolte aient relèvent du même stéréotype.

L’homme noir est ici plus proche d’un état de nature sauvage que d’un état de culture.

Il se produit un étrange paradoxe visuel, Pour affirmer son autonomie de sujet, le corps noir est donné à voir tel un objet essentialisé. Il est un sujet potentiellement souverain, c’est son souhait et le notre aussi, mais il reste vu au prisme d’un canon visuel qui le réifie.

La seule chose dont un corps noir peut ici se prévaloir c’est de sa force physique et de sa violence contenue. Celle-ci indique de son désir violent d’émancipation. Elle l’enferme aussi dans les codes étroits et étriqués d’une imagerie passée.

Ces images conditionnent autant ce qui nous est donné à voir que notre façon de le voir. L’enjeu est le renouvellement des codes de représentation, comment y arriver ?

3/ C’est un curieux renversement qui s’opère à la vue de cette image. Réalisée lors d’une manifestation contre le racisme et les violences policières, elle semble au contraire menacer le regardeur d’une violence sourde ourdie par l’homme noir levant le poing au premier plan.

Image de Stéphane Lagoutte/Myop le deux juin à Paris.

Au deuxième plan, un amas d’objets brûlés, métaphore de la colère. Plus on s’enfonce dans le fond de l’image, plus c’est sombre, une fumée noire couvre quasi entièrement la perspective.

Il faut bien documenter la colère, cette image réalisée pour Libération a d’abord une vocation à informer le lecteur. Regardez moi bien semble dire l’homme au premier plan : je suis devant vous en apparence calme mais déterminée, si vous n’écoutez ma colère, regardez derrière moi ce qui vous attend.

S’opère dans cette image un renversement de sens paradoxal. La victime de violence devient elle même la potentielle autrice d’une menace. La puissance signifiée de cette image obère tout le hors champ de racisme structurel qui l’induirait pour se focaliser sur la révolte qu’elle suscite.

C’est le même paradoxe qui s’opère dans les images à visée écologique. nombre d’images censées qui nous guette. Pour nous alerter du péril écologique, le plus souvent, ce sont des images magnifiques de la nature qui sont choisies.

Même quand il s’agit d’une catastrophique fuite de pétrole dans une réserve naturelle, il est possible de voir de magnifiques images aux reflets bleu pétrole sur l’eau. Ce type d’images vise clairement l’instinct de survie et de conservation de l’espèce chez le regardeur plutôt qu’une réaction plus énergique. A cet égard, le reportage au long cours réalisé par Samuel Bollendorf pour le Monde « Contaminations » est un exemple éloquent.

D’une dynamique identique, un des réflexes naturels à la vue de cette image menaçante serait de vouloir se protéger de l’incendie qui guette. Cette image est donc un appel à un instinct de conservation chez le regardeur. Il s’agit de protéger ce qui peut l’être plus que de s’identifier à la réaction de l’homme noir. Se poserait aussi la question d’ordre plus juridique sur le monopole de la violence et de la légitimité de son exercice.

L’autre ambiguïté de cette image, c’est son caractère de lecture malléable. La personne qui s’identifierait à la cause du manifestant y verrait une réponse possible à la violence qui s’exerce contre elle. A l’inverse, une autre personne indécise ou non acquise à sa cause, pourrait en être horrifiée et rejetterait en bloc le message de violence potentielle qui en émane.

4/ Le 16 juin dernier, la police s’est lancée dans une entreprise de communication afin de redorer son blason et répondre aux accusations de racisme et de violence. Pour ce faire, elle a organisé dans plusieurs villes comme Bayonne, Roubaix où comme ici à Saint-Denis, des opérations de distribution de bonbons aux populations locales et notamment les enfants.

Les policiers distribuent des bonbons dans les rues de Saint-Denis le 16 juin 2020. (NATHALIE REVENU / MAXPPP)

Les enfants sont sûrement ravis.

Ironie de l’histoire, ce type d’actions a été théorisée par l’armée coloniale en Algérie. Pour mater la contre insurrection et s’attacher la loyauté des indigènes, l’armée maniait la carotte et le bâton. Les distributions de bonbons succédaient aux opérations de pacification qui n’avait rien de cordial.

Ces techniques ont été utilisées par différentes forces armées, les militaires français et américains y procédaient lors d’opérations en Afghanistan.

Le Sgt. Juan Almaguer, infirmier de la Compagnie A, 1er Bataillon, 67e régiment de blindés, 2e Brigade Combat Team, 4e Division d’infanterie, les mains des bonbons aux enfants afghans lors d’une patrouille à l’extérieur des portes de poste de combat Jannat, le 9 mars.

Juxtaposer les périodes différentes est toujours délicat, néanmoins l’effet de rappel historique est ici assez désastreux alors que justement c’est une forme de racisme corollaire au colonialisme qu’il s’agit de combattre.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, les mêmes images dérisoires produisent les mêmes effets détestables et réactivent le souvenir de contextes tout à fait différents et tout aussi détestables.

Légende de l’image en dernière page d’un livre hommage à l’action des SAS en Algérie : distribution de bonbons, la dernière du Lieutenant Tumoine. Chef de là SAS de M’raou Battoum, quelques heures plus tard sa voiture sautait sur une mine le 5/01/1959.

La photographie est traversée par des enjeux théoriques, idéologiques et politiques de représentation. Elle matérialise ainsi, parfois malgré elle, les forces contraires qui animent ses sujets et les traverse.

Ces images signifient aussi la place réelle et symbolique qu’occupent les protagonistes de la scène : Celles et ceux qui sont devant et celui ou celle qui est derrière la caméra. Et comme il s’agit de photographie de presse, on ne peut oublier le rôle des iconos et des éditeurs sur le choix et dans l’attention portées aux images sélectionnées.

La question de la pluralité et la diversité doit se poser. La problématique est identique quant la place des femmes parmi les photoreporters.

Se pencher sur les codes visuels qui habitent la photo d’actualité est un puissant indicateur des enjeux en place. Les codes de l’imagerie en usage agit tel un thermomètre, elle caractérise notre vision d’une situation ou d’un événement.

Et force est de constater que d’anciens codes sont toujours à l’œuvre et sont bien ancrés dans les visuels proposés. En soi ce n’est pas très grave, ce pourrait être en effet le fruit d’un simple manque d’originalité, si ce n’est que ces codes visuels traduisent bien un état de notre société.